vendredi 5 juin 2015

La loi du marché - Stéphane Brizé




Si vous avez lu mon mon post récapitulatif sur le festival de Cannes, vous devez déjà savoir que La loi du marché est l'un des films qui sort du lot parmi toutes les déceptions et les propositions ratées de la sélection officielle. L'autre raison qui me pousse à écrire un article plus détaillé, c'est que je n'arrête pas de lire de très mauvaises critiques d'internautes, déplorant un mauvais film que seule l’interprétation de Lindon sauverait. Je considère que tous ces jugements sont assez sévères, voire inappropriés par moments puisqu'ils refusent de prendre en compte la subtilité du filmage de Brizé, et la finesse de son propos. Ceci étant dit je ne prétends absolument pas avoir la science infuse mais quand on parle de cinéma, il faut parfois dépasser un peu le simple jugement subjectif pour chercher à voir les qualités et les défauts d'un film, formulés de façon moins contestable que le simple "c'est pas bien", "je n'aime pas".

La première raison pour laquelle le film de Brizé m'a surprise, c'est que la sélection officielle de cette année était plus dans la féerie, la magie, l'illusion que dans le social et il a fait son petit effet lors des premières projection. Ensuite, je voudrais souligner la qualité de la réalisation qui est esthétiquement très intéressante, mais j'y reviendrai plus tard. Pour ceux qui n'ont pas vu le film le pitch est plutôt simple : Thierry, la cinquantaine est sans-emploi. Après avoir navigué de stages en petits boulots, il finit par devenir vigile dans une grande surface; son travaille consistant à surveiller les clients mais aussi les caissières. Plus largement, c'est une chronique sur le désespoir des classes moyennes (voire très moyennes) françaises et la précarité qu'a engendré la crise. Le sujet ne paraît pas d'un premier abord particulièrement novateur (quoi que, il faut quand même oser baisser un peu le regard pour filmer ces gens simples), mais Brizé réussit à éviter le misérabilisme en filmant l'autre avec respect. Je me rappelle être tombée en DS sur une citation d'Alain Cavalier où il était question de "morale du regard", et de "filmer droit dans les yeux", et je trouve que l'expression est toute à fait appropriée ici. Thierry a dans le film un fils handicapé moteur qui est par ailleurs assez brillant intellectuellement. J'entends dire partout que c'est trop, c'est misérabiliste, c'est dégoulinant, c'est français. Je considère que cette critique est infondée dans la mesure où ce fils handicapé n'est jamais montré de telle sorte qu'on éprouve de la pitié pour lui. Il est au contraire un élément dramatique qui permet à l'histoire de tenir debout. Il renforce la détresse de Thierry dans la mesure où les études de son fils ont un coût, mais il est aussi l'une des raisons de son acharnement. Sans quoi, pourquoi ne pas choisir le suicide? Parce que Thierry a une famille qui aime et qu'il aime. Ceci étant précisé, je voudrais m'attarder sur la réalisation que je trouve magistrale a différents niveaux. Brizé filme en plan serré, souvent caméra à l'épaule avec beaucoup d'instabilité, de précipitation. Le spectateur est au plus près du personnage, parfois si proche qu'il peut en distinguer les grains de la peau. A cela s'ajoutent des ellipses et un montage sec et froid, comme si les événements n'avaient aucune suite logique (on retrouve Thierry vigile alors qu'on l'a quitté à Pôle-Emploi), sans parler des scènes brutes des caméras de surveillance qui donnent l'impression de pions sur un échiquier. Certains plans s’éternisent, on voit des scènes de repas à répétition comme pour surligner cet effet de descente en spirale (d'ailleurs j'ai remarqué que les repas évoluaient : on passe du poulet à la salade de maïs, ce qui ne me semble pas anodin). C'est une véritable spirale infernale qui nous est imposée du début à la fin. Et c'est très étouffant, oppressant, difficile à supporter parce que ces gens sont des monsieur et madame tout le monde, qui ne vivent ni ne font rien d'exceptionnels. Et c'est justement parce qu'au bout d'un moment on finit par manquer d'air, et qu'on attend avec impatience la fin que c'est très réussi. Je ne peux pas bien sûr ne pas parler de l'interprétation de Vincent Lindon, extraordinaire comme toujours dans son jeu toute en retenue et en micro-expressions. Mais je pense que s'il est si bon, c'est en partie grâce au filmage de Brizé. Le personnage mène le film, impulse les mouvements de caméra, les variations de rythme, ce qui fait que c'est encore plus éprouvant puisque nous sommes Thierry. Je reconnais que je n'ai respiré que lors de la dernière scène, qui est très amère quand on y pense, mais également très réussie. Finalement le film montre (au sens de regarder) avec ce filmage en apparence documentaire (mais très étudié) presque factuellement ce que le cinéma ne cherche pas vraiment à regarder d'habitude. Une seule question demeure : si l'homme enchaîne l'homme et si l'argent impose son régime totalitaire, est-il possible que ce soit autrement que comme ça, la vie?

Si je devais néanmoins faire une critique sur ce film et sur sa présence à Cannes cette année; je demanderais quand même s'il peut vraiment être compris au-delà du monde occidental, voire des frontières françaises (le jury nous a montré que oui). Néanmoins, permettez-moi d'être sceptique quant à l'intérêt qu'un Taïwanais, qu'un Cubain, qu'un Nigérien pourrait y trouver. 


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