jeudi 20 août 2015

Mustang




Mustang est le nom de ces chevaux que nul ne peut maîtriser. Je trouve d'ailleurs révélateur a posteriori que le titre du film soit au singulier, et non au pluriel, comme on aurait pu le supposer au départ. Mustang est le portrait de cette fougue propre aux êtres indomptables.

Véritable sensation de la quinzaine des réalisateurs 2015, Mustang est avant tout un film de filles : cinq héroïnes se partagent l'affiche. Lale et ses quatre soeurs sont turques, belles et indépendantes. Le dernier jour de l'année scolaire, elles s'amusent avec des garçons sur le chemin du retour. Mais ce petit jeu va alors prendre des proportions inattendues: outrés par un comportement qu'ils jugent indécent, les membres de la famille vont prendre des sanctions à l'égard de ces cinq rebelles. La maison se transforme peu à peu en prison pour jeunes filles à marier. 

Mustang pose  en premier lieu la question de la femme et de la fille en Turquie. Sans trop rentrer dans les détails, il faut quand même souligner qu'il s'agit d'un pays historiquement progressiste en matière de droits des femmes : dès les années 30 elles obtiennent le droit de vote, l'IVG y est autorisée jusqu'à la dixième semaine de grossesse. Mais depuis l'arrivée au pouvoir du parti de Recep Tayyip Erdoğan, on constate un retour en force du patriarcat lié à des mesures gouvernementales. La réalisatrice souligne à ce titre le retour des écoles religieuses pour mieux "encadrer" la société et mettre fin à une trop grande liberté intellectuelle de la population. Finalement la femme est tiraillée entre deux extrêmes : sur le papier elle a des droits, est libre et émancipée, mais au sein même de la société elle reste soumise au masculin. C'est d'autant plus intéressant que la Turquie est finalement un pays dont on parle assez peu et qui est plus ou moins absent du paysage cinématographique. On se souvient de l'excellent Wajda dans le même genre, qui posait la question de la féminité en Arabie Saoudite, ou encore de Hors-Jeu de Jafar Panahi sur l'écrasement de la jeune fille en Iran. D'ailleurs cet état de fait est l'un des premiers arguments présentés par les pays d'Europe de l'ouest pour s'opposer à l'entrée du pays dans l'UE, quoi que le gouvernement voudrait nous faire croire qu'il n'en est rien. Dans une inteview pour Les Inrocks, Deniz Gamze Ergüven déclarait d'ailleurs "Je voulais raconter ce que cela représente d’être une femme aujourd’hui en Turquie, dit la réalisatrice. Le pays a toujours été partagé entre deux courants, l’un progressiste, l’autre rétrograde, mais depuis quelques années le second s’impose. Chaque semaine, des types de l’AKP font des déclarations odieuses sur les femmes, qui contribuent à polluer les esprits. Ils nous obligent à nous cacher, à nous taire, à avoir honte." On peut donc parler à propos de Mustang d'une certaine urgence de cinéma; une envie de dire au monde quelque chose. Très vite, le film va se concentrer sur la maison et sa transformation progressive. Les filles ne verront bientôt plus le monde du dehors autrement qu'à travers les barreaux de leur prison. Il y a l'idée que l'enfermement de ces jeunes filles a quelque chose de contre-nature (au sens d'aller à l'encontre de l'ordre normal des choses) comme le montre leurs tentatives parfois désespérées de s'échapper. Pourtant, il n'y a parmi elles qu'un seul véritable Mustang : Lale, la petite dernière qui luttera jusqu'au bout pour sa liberté.



Il y a chez Deniz Gamze Ergüven un sens du cadre qui frise la perfection : jamais un centimètre à côté, la caméra est toujours à sa place. Beaucoup de plans serrés nous font entrer dans l'intimité de cette bande de filles au caractère bien trempé, qui ressemble à bien des égards à celle que Sofia Coppola avait mis en scène dans The Virgin Suicides. Misant sur la légèreté, Mustang n'est pas à proprement parler un drame puisqu'on y trouve à plusieurs reprises des scènes de comédie, comme ce moment assez croustillant où les filles se rendent à un match de football. Il faut aussi parler de cette luminosité toute particulière qui éclaire le film, dans des tons doux-amer. Deniz Gamze Ergüven magnifie la femme, même lorsqu'elle se soumet. Et il y a surtout Günes Nezihe Sensoy qui interprète la jeune Lale et qui porte véritablement le film, du haut de ses 1 mètre 50. Rebelle, insaisissable, fougueuse mais surtout indomptable.

Là où le bât blesse un peu, c'est qu'emportée par ses désirs et ses espoirs, la réalisatrice finit par perdre de vue le point de vue réaliste auquel elle s'était si bien tenue au début du film. Le dernier quart d'heure est rocambolesque, on se croirait presque dans un film d'aventures où le héros s'en sort toujours. Il aurait peut-être mieux fallu terminer sur une note d'espoir plus mitigée, plutôt que sur cet élan d'héroïsme un peu bancal auquel on ne croit sans grande conviction.

Mais on ne saurait trop s'acharner sur Mustang tant on a envie d'y croire. Une nouvelle preuve que le cinéma n'est pas qu'une affaire d'hommes et j'espère que l'on reverra le nom Deniz Gamze Ergüven à l'avenir !




lundi 17 août 2015

Respirez c'est déjà trop tard

J'ai presque envie de dire qu'il ne faut rien lire, ni voir sur le film avant de l'avoir vu.



Je ne sais pas si on est tout de suite autorisé à dire qu'un film est un chef-d'oeuvre. Il faut souvent laisser le temps nous dire si la postérité l'accepte dans son panthéon avant de s'enflammer pour une brindille. Je m'enflamme rarement ces temps-ci dans les salles obscures. Je suis souvent déçue quand on promet beaucoup de choses sur le papier et que finalement je vois un scénario vu et revu, et des images sur faites. Alors forcément à la moindre étincelle, c'est souvent l'explosion de joie. Le temps a travaillé depuis un mois pour savoir ce que je retenais du dernier film d'Alexander Kott. 

Il faut commencer par remarque qu'il y a peu de films de l'est qui nous parviennent. Je me rappelle du très bon Léviathan qui avait fait un carton au festival de Cannes de l'an passé. Avant, c'est un peu le néant. Bien sûr il faut citer Tarkovski, les cinéastes soviétiques ou même encore les polonais comme Kieslowski qui ont une sensibilité si particulière; j'ai presque envie de dire une sensibilité slave. Les films de l'est nous apprennent bien souvent à écouter; à écouter et à respirer. Souvent construit sur des systèmes de pensée différent de nos schémas occidentaux, j'ai toujours l'impression que le cinéma slave nous propose d'être un autre cerveau pendant quelques heures, histoire de s'oublier un peu pour se "mettre à la place". Je ne sais pas si on peut véritablement penser comme un autre. Il est certain qu'il y aura toujours une barrière culturelle entre nous et cet autre système (quoique l'occidentalisation effrayante de la société tend à effacer cette frontière). Mais tout de même, c'est un peu comme voyager dans un autre cerveau le temps d'un film.



Je n'ai jamais autant pu apprécier le temps qu'en regardant Le Souffle. D'ailleurs Le Souffle porte bien son nom, il y a des traces de l'animus des latins dans ce film d'1h30, romance sans parole au beau milieu du paysage kazakhe. Certes, les personnages de Kott ne parlent pas, mais ils en disent déjà beaucoup par leur regard, et par leurs silences. Filmé au plus près, le visage anxieux de la belle Elena Ann est particulièrement révélateur de l'incertitude de ce monde en train de disparaître. J'ai tendance, comme tout le monde, à associer l'âme russe à ce tableau de Malévitch où l'on voit la cavalerie rouge se détacher au loin. Ce qui m'a toujours frappée dans ce tableau c'est la taille des chevaux par rapport à l'horizon. De tous petits chevaux minuscules littéralement écrasés entre la terre et le ciel. Le Souffle a quelque chose de Malévitch dans la façon dont il remet l'homme à sa place : quatre vies humaines dans cette immensité désertique. Mais la nature est loin d'être hostile, bien au contraire; le mal vient de la ville et de l'homme civilisé qui apportent avec eux le chaos et la destruction.

Il y aurait beaucoup à dire de ces quatre personnages mis en scène par Kott : le père de famille rustre, la jeune ingénue, le garçon de la campagne et l'étranger. Et encore que non, ce découpage me paraît beaucoup trop occidental. Ces quatre anti-héros nous apparaissent comme des ombres vacillantes et incertaines. Je me suis d'ailleurs longtemps demandé si ce jeune homme qui marche sur les mains existe ailleurs que dans l'imaginaire de la jeune fille. Je me le demande encore, quoique ça n'ait pas beaucoup d'importance. Le cœur du film est dans les clefs disséminées par le réalisateur pour nous conduire à la catastrophe finale. Des événements imprévus, la nature qui meurt à petit feu et l'innocence de la jeunesse qui suit son cours. Après avoir respiré à pleins poumons pendant 1h20, voilà que sans nous y attendre nous nous retrouvons le souffle court, une étrange boule au creux de la gorge. Car ce drame qui se joue sous nos yeux est beaucoup plus complexe que ce qui apparaissait au départ. Beaucoup plus ignoble aussi. Et beaucoup trop vrai.


L'histoire nous dira si le film de Kott est un chef-d'oeuvre. Je le place pour ma part en bonne position dans mon panthéon personnel, aux côtés des plus grands, en remerciement de cette extraordinaire expérience de cinéma.